« Enfants d’exil », une nouvelle pour Le Petit Carré Jaune

En mai dernier, Sabine, auteur du blog littéraire Le Petit Carré Jaune, amoureuse des douces lumières de la Loire, m’a proposé de participer à un projet : tout l’été, elle a ouvert son site à des auteurs. Libres à eux de lui proposer une nouvelle sur le thème de leur choix.

Voici le texte que j’ai écrit pour Sabine, que vous pouvez également retrouver ici.

Enfants d’exil

Nos pères nous ont dit : ne vous retournez jamais. Nous ne nous sommes pas retournés. Mais nous avons oublié le visage de nos pères.

Nos mères nous ont dit : souvenez-vous de la terre des anciens. Nous nous sommes souvenus. Mais nous avons oublié la voix de nos mères.

Nous étions enfants lorsqu’il a fallu partir. Un soir, un matin, un après-midi, les adultes se sont agités et soudain, les sacs étaient prêts sur le pas de la porte. Les tantes, les sœurs, les grands-mères ont prétendu qu’il s’agissait d’un jeu. Que l’on partait pour un voyage où l’on s’amuserait beaucoup. Ensemble. Même si l’on ne pouvait pas emmener grand-chose, uniquement l’essentiel. Pas de jouets, ou alors juste un.
Nous avons souri. Nous avons fait semblant de croire au voyage, mais  nous savions. Depuis quelque temps déjà, nous avions vu nos frères et nos oncles disparaître. Nous avions vu les rides se dessiner trop vite sur le front de nos mères. Nous avions écouté les discussions secrètes lorsque nous étions censés dormir. Cachés dans l’obscurité de nos chambres, nous étions pétrifiés de peur. Nous n’étions déjà plus des enfants.

Une nuit, nous sommes descendus de voitures. Certains d’entre nous ont continué à moto. D’autres à vélo. Beaucoup sont partis à pied. Le long de la route, d’étranges formes s’entassaient par endroit. Des bagages abandonnés, trop lourds ou bien inutiles, ont dit nos pères.
Nous étions curieux. Quelques-uns se sont approchés, dans l’espoir de dénicher un jouet ou bien un peu de nourriture. Une trouvaille susceptible de redonner le sourire à nos sœurs. L’un des bagages a remué. Nous avons sursauté. Une vieille femme a saisi notre cheville. Longtemps, son visage a tourmenté nos songes.
Nous sommes arrivés dans une ville immense. Les sons, les odeurs, les bruits ont envahi nos têtes. Nous imaginions être arrivés au bout du voyage. Nous le trouvions déjà si long. En vérité, il n’avait pas encore commencé.
Nous avons appris à supporter la foule et la proximité des corps. Nous avons appris à attendre des heures, serrés les uns contre les autres, dans la touffeur des gourbis étroits. Nous avons appris à nous échapper dans nos têtes en rêvant au pays dont nos parents parlaient sans cesse. Un jour, nous habiterions une grande maison sur une terre de paix. Nos sœurs n’auraient plus peur. L’inquiétude ne broierait plus le cœur de nos pères. Nous ne manquerions de rien. Nous irions à l’école.

Oui, nous avons appris à nous échapper dans nos têtes. Cela nous serait utile.

Nous avons cessé de compter les jours. Nous avons cessé de jouer. Une nuit, un matin, un après-midi, nos pères et nos mères nous ont pris par la main : « cette fois, ça y est. Le chemin de la liberté ». L’espoir a illuminé leur visage.
Notre famille a rejoint le bateau. Nous n’avions jamais vu l’océan. Nous n’avions jamais navigué et pourtant, l’embarcation nous a semblé minuscule. Nous avons tremblé pour les nôtres. Allions-nous couler lentement ou rapidement, mourir dans ces eaux sombres ? Pendant une minute, cette idée nous a séduits. Tomber au fond de l’océan et tout oublier. Ensemble. Pourquoi pas ?
Impossible. Nous avons retrouver nos esprits : il faudrait nous battre, toujours. Survivre, car nos parents avaient fait cela pour nous. L’exil. Les sacrifices. Nous n’avions pas le choix.

Sur les flots, nous avons été malades. Des hommes différents nous ont regardé et le froid a envahi nos corps. Un mauvais pressentiment a secoué nos membres comme un frisson de fièvre, alors nous avons pensé très fort à la terre de paix. A la grande maison qui nous attendait. Nous avons fini par nous endormir. Nous n’aurions pas dû.

Nous nous sommes réveillés avec un goût de sel dans la bouche. Certains d’entre nous ont crié le nom de leur mère. D’autres ont cherché leurs petits frères. D’autres ont refusé de lâcher le corps de leur père et ont sombré dans les abysses.
Nous étions seuls, désormais. Nous nous sommes vidés sur nous et sommes redevenus des tout-petits. Nous sentions mauvais et nous pensions que c’était  mieux ainsi. Les hommes différents nous laisseraient peut-être tranquilles.
Mais ils étaient partout. Ils n’étaient pas nos pères. Nous n’avions pas besoin d’explication. Pour poursuivre le voyage, il faudrait leur donner quelque chose. Alors, nous l’avons fait. Nous nous sommes offerts aux hommes différents et nous nous sommes réfugiés à l’intérieur de nous-mêmes. La nuit, nous ne dormions plus. Nous accrochions aux contes de nos grands-mères. L’un d’eux racontait que le temps lave tout et sauve les âmes, pourvu que les cœurs restent purs. Nous avons prié pour que le temps passe plus vite.

Une nuit, un matin, un après-midi, nous sommes arrivés en terre de paix. Nous sommes redevenus des enfants dans les yeux des étrangers et cela a ramené les larmes à nos yeux secs. Ils nous ont tendu des mouchoirs et nous n’avons pas osé les prendre. Nous ne savions plus qui nous étions. Nous pensions à l’océan. Pourquoi ne nous avait-il pas englouti nous aussi ? Certains d’entre nous se sont murés dans le silence. D’autres ont commencé à parler et ne se sont plus arrêté. Quelques-uns se sont enfuis. Ils se sont perdus. Ils ne se sont jamais retrouvés.
La journée, nous sourions aux étrangers pour qu’ils nous aiment. La nuit nous pleurions tandis que la solitude rongeait nos chairs. Nous sursautions au moindre bruit. Les hommes différents hantaient nos esprits. 

Les années ont passé et nous avons retrouvé le sommeil. Nous sommes allés à l’école. Certains d’entre nous ont entamé des études de médecine, d’autres de lettres, d’économie ou de physique. Nous sommes devenus des citoyens de la terre de paix et nous avons appris à l’aimer. Désormais nous sourions mais dans nos cœurs, une voix ne cesse de crier. Nous refusons parfois de l’entendre. Trop l’écouter est dangereux. L’apprivoiser est impossible. Nous ne pouvons parler d’elle à personne.

Chaque jour, nous parlons cette langue qui n’est pas la nôtre et que nous maîtrisons désormais mieux que celle de nos parents. Nous marchons parmi les vivants et écoutons leurs mots. Nous partageons leurs joies et leurs révoltes.

Lorsque nous sommes seuls et que la voix nous accorde un peu de répit, nous fouillons. Avec acharnement, méthode, folie, nous sondons notre mémoire noueuse et blessée, dans le vain espoir d’y retrouver le visage oublié de nos pères.

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